-La vérité, quelle vérité ?

La photographie s’est construite sur un malentendu : érigée comme le médium de la reproduction du réel, elle porte encore, 150 ans après son apparition, les stigmates de cette illusion originelle.

Le sommet de cette absurdité pourrait se situer lors de la polémique autour du gagnant du Worldpress photo 2013. Paul Hansen gagne avec une photo d’une procession funéraire à Gaza. Chacun aura son interprétation, mais l’image sert un propos, celui de Paul Hansen, qui montre la tristesse du moment, le drame de l’instant, la tragédie Palestinienne, etc. Que lui reproche t-on ? D’avoir désaturé l’image, d’avoir accentué la dramaturgie de l’instant en jouant sur la chromie… Le Worldpress acceptant en même temps et dans le même concours, des images en noir et blanc, qui par leur supposée hérédité venue en droite ligne de la photographie humaniste seraient, elles, garantes d’une vérité immanente.  On appréciera l’ironie.



On se rendra bien compte du paradoxe de la situation, et de l’injustice des critiques faites à Paul Hansen, qui heureusement a conservé son prix.Un deuxième exemple (avec une issue moins heureuse pour l’auteur, puisque son 3ème prix catégorie sport lui a été retiré) le cas de Stepan Rudik, disqualifié pour avoir trop modifié en cadrage et chromie son image, le point de règlement utilisé pour justifier la sanction étant le coup de tampon pour effacer un morceau de pied en arrière plan. Les mots sont là, Rudik est clairement considéré comme un menteur et un manipulateur. S’il avait utilisé,comme film, de la Delta 3200poussée à 6400 ISO, et s’il s’était approché de la main, pour un résultat sans doute assez proche du rendu final, rien ne lui aurait été reproché, et pourtant cette réalité fantasmée était bien la même. Encore une fois, l’ironie de la situation est à apprécier à sa juste valeur.

En débarrassant donc la photographie de ce poids de la vérité beaucoup trop lourde pour elle, on comprendra sans peine que le photographe ne nous livre rien d’autre que sa vérité, ou son mensonge comme n’importe quel auteur.



-De la retouche comme prise de pouvoir par les photographes.

« Photographie retouchée », la mention honnie imposée depuis le 1er octobre 2017 sur  les «photographies à usage commercial de mannequins dont l’apparence corporelle a été modifiée » n’échappe pas à l’absurde. Les bons sentiments ne garantissant pas la pertinence, cette mention n’a évidemment aucun sens, quand il s’agit de parler de photographie en tout cas. Toute image étant par essence retouchée, cette mention semble de plus indiquer que les photographies non sujettes à la mention seraient des vérités. Quelle méconnaissance, et quelle naïveté !



A contrario, je constate que depuis que les photographes retouchent eux-mêmes leurs images (ou à tout le moins font retoucher sous leurs directions précises), ils ont les moyens de maitriser le média de la façon la plus aboutie. Nous pouvons alors parler de photographie honnête plutôt que de photographie-vérité. Au même titre que le journaliste de presse écrite ne rédige que ce qu’il pense être honnête, le photographe n’est tenu qu’à la transmission honnête de ce qu’il pense, peu importent les moyens, les retouches, les modifications. La retouche donne la pleine maîtrise au photographe, ce qu’il en fait est une histoire qui ne concerne que sa morale.



-D’un artisanat de chimiste à une industrie d’ingénieur, la fin de la photographie.

« Je n’aurais travaillé toute ma vie, qu’une poignée de minutes », c’est ce que m’a confié Henri-Cartier Bresson, croisé lors d’un vernissage au centre Pompidou quelques temps avant sa mort. Il faisait évidemment référence aux temps de pose cumulés de tous ses clichés et, au moment où la photographie va de nouveau basculer dans une nouvelle ère, cette citation autour d’un buffet vaut introduction. Canon et Nikon présentent leurs nouvelles gammes d’appareils professionnels sans miroir, et si ce n’est qu’une étape dans la disparition de la photographie, elle me semble suffisamment importante pour la considérer comme un point de rupture.

Historiquement, la photographie est une discipline de chimistes, c’est une réaction du chlorure d’argent qui noircit à la lumière. Le rendu esthétique des images est pendant de nombreuses années assujetti aux découvertes et à la volonté de ces chimistes. On se souviendra par exemple du rendu si particulier de la Kodachrome, qui a façonné notre souvenir de l’Amérique des années 50, toute en douceur et en chromie désaturée. Jusqu’alors, en terme de rendu, le seul pouvoir du photographe était dans la combinaison de l’ouverture du diaphragme et de la vitesse d’obturation (et le choix de l’émulsion chimique). Une fois le film exposé, c’est de nouveau des laborantins chimistes qui sont à la manœuvre, dans la solitude de la chambre noire. Nous avons vu à quel point la démocratisation des outils de retouche numérique a permis aux photographes de reprendre le pouvoir sur leurs images et c’est comme toujours à la fin d’un âge d’or que l’on se rend compte de son existence même. Cette période où la retouche aura été accessible au plus grand nombre et où les photographes avaient un pouvoir à la prise de vue me semble être bientôt finie. Il n’y a plus de notion de vitesse ni de diaphragme, rendus obsolètes par la sensibilité (ISO) sans limite des capteurs, donc plus de flou, ni de profondeur, ni de bougé. Ne reste qu’une netteté intégrale.

La rupture s’est introduite subrepticement dans nos pratiques un peu plus tôt, les nouvelles gammes professionnelles mirrorless n’étant qu’une adaptation plus lourde et plus onéreuse des smartphones. Le pouvoir conféré un temps aux photographes semble désormais récupéré non plus par les chimistes, mais par les ingénieurs. De par leur technologie, les smartphones, et bientôt les mirrorless, leurs descendants directs, sont plus aptes à scanner une scène, qu’à véritablement faire acte de photographie. Déjà la technologie identifie un visage, recrée un flou artificiel en arrière-plan, voire sélectionne et efface les photos identifiées comme ratées. De la même façon, c’est l’ingénieur qui propose des filtres de chromie, identifiés par des références à des émulsions argentiques qui, j’imagine, ne doivent plus parler qu’à une poignée de photographes de l’ère prénumérique.

Alors évidemment, il est aisé de vouloir s’inscrire dans une pratique résistante à cette direction, les hashtags fleurissent, prétendant garantir une authenticité à l’image, #nofilter, #35mm, #filmphotography, ils font florès et à mon sens, ne garantissent que l’authenticité de la naïveté de leurs auteurs.



-De la photographie à l’image

Malgré tous leurs efforts, les photographes ne peuvent et ne pourront s’affranchir ni des chimistes, ni des ingénieurs.

Ma pratique s’inscrit dans une tradition d’artisanat, où le terme de fabriquant d’image me paraît plus approprié. Cela a l’avantage de ne pas froisser les vieilles badernes dans leurs convictions de photographes, et de proposer une définition plus proche de mon métier et de la façon dont il évolue inéluctablement. Que cela soit en reportage, en portrait, en publicité, il y a toujours au départ une page blanche, que je vais remplir de mots, de réflexion puis de pixels. Avec souvent la coquetterie de prétendre que tout cela ne se voit pas. Alors forcément, la photographie parfois semble lointaine, mais cela est rassurant, l’image n’en est que plus intéressante.